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Pierre Bourdieu et les joueurs d'échecs par Ducouloir le
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Dans Raisons pratiques (1994), Bourdieu analyse le clivage gauche/droite selon le capital (notamment le capital culturel et le capital économique) total dont dispose un individu. Il place le joueur d'échecs à proximité des professeurs du supérieur, des professions libérales et des cadres privés. Selon quels travaux ? Mystère. Lui qui aimait tant dégommer la pensée magique allait quand même pas s'encombrer d'une quelconque explicitation.
Ci-dessous, le schéma du bouquin de Bourdieu :
http://zupimages.net/viewer.php?id=18/08/720e.png
Lors d'une journée à l'ENS il y a une dizaine d'années, j'avais pu discuter avec Jacques Bertrand qui venait de soutenir sa thèse de sociologie portant sur les joueurs d'échecs professionnels (La compétition d’échecs comme espace autonome : la sujétion de la vie ordinaire par le monde de la sociabilité ludique). Travail plutôt axé sur l'anthropologie du joueur d'échecs, il m'avait dit que situer socialement les joueurs d'échecs était très difficile, et d'ailleurs, c'est la seule chose qu'on lui avait reprochée lors de sa soutenance : il ne s'y était pas attaché, se contentant d'en relever l'hétérogénéité.
Alors, ces joueurs d'échecs, comment les situez-vous ?
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Si sur le plan culturel le jeu d'échecs est incontestablement d'une grande richesse sur le plan économique, pour la plupart d'entre nous, la solution est de pratiquer un deuxième métier!
Avec souvent pour résultat une insatisfaction des deux côtés d'où la difficulté se se situer socialement...
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Je les situe comme des victimes d'une addiction.
What else ? ;o)
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Il faudrait d'abord définir ce qu'est un joueur d'échecs.
Joueur d'échecs professionnel ( très faible minorité ) ? Joueur d'échecs de compétition, non professionnel ? Joueur de club qui ne joue pas en compétition ? Personne qui joue régulièrement, ( sur internet peut-être ) mais ne sait pas ce qu'est un club ou une compétition ? Enfant parmi les milliers de passionnés des écoles qui ne sort pas vraiment de son milieu scolaire ? Tchétchènes, syriens, arméniens du Haut Karabakh qui jouent tous les jours dans leurs foyers de réfugiés ( souvent parents des précédents ) ? etc... Voilà un petit éventail de joueurs d'échecs réguliers que je fréquente chaque semaine. Et dans chaque groupe, il y a des milieux sociaux très variés ( même chez les réfugiés, avant qu'ils ne soient réfugiés ) .
Faudrait avoir l'avis de Paulette qui est sociologue.
Alors, vous indiquez que cette thèse portait sur les pros. Mais ils sont si peu nombreux et si éloignés de nous, comment les habitués de FE pourraient-ils donner leurs avis à ce sujet ? Que savent-ils de la vie privée, la vie de tous les jours, de ces pros ? Et de quels pros des échecs parle-t-on ? Ceux qui vivent uniquement des tournois ? Ceux qui doivent faire des DVD ? Des cours ?
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@Ducouloir : il s'agit plutôt de Jacques BERNARD non ? Joueur très sympathique par ailleurs dont le livre est passionnant !
personnellement, j'ai pu m'apercevoir au cours des tournois et compétitions par équipe que les joueurs d'échecs amateurs étaient socialement très variés : on y croise certes des "CSP +" (enseignants, ingénieurs...) mais également beaucoup de joueurs issus de milieux moins favorisés culturellement et économiquement.
Beaucoup de gros clubs franciliens sont situés dans des villes dites "populaires" : je pense (en vrac) à Evry, Tremblay, Noisy, Clichy, Bagneux, Malakoff,Asnières même si la gentrification est évidemment à l'œuvre un peu partout...
Dans ces villes pour la plupart ex ouvrières et communistes, les clubs se sont massivement développés probablement sous l'impulsion du parti et/ou ou de la municipalité, suivant en cela l'exemple soviétique.
Du coup beaucoup de joueurs issus de milieux populaires sont venus au échecs, activité qui présente en plus l'avantage de ne pas coûter (trop) cher.^
Situer socialement les joueurs d'échecs est donc très difficile, et franchement tant mieux non ?
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https://www.cairn.info/jeu-d-echecs-comme-representation--9782728835904.htm
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Ma femme classe le joueur d'échecs dans la catégorie "Psychopathes"
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"La compétition d’échecs comme espace autonome : la sujétion de la vie ordinaire par le monde de la sociabilité ludique"
C'est curieux chez les marins ce besoin de faire des phrases.
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Merci Cornetto d'avoir rectifié : c'est bien sûr Jacques Bernard, et sa thèse soutenue en 2004 portait sur les joueurs d'un très bon niveau (comme ça, à vue de nez, >2200). Et d'accord avec ce que tu développes. Le positionnement du joueur d'échecs par Bourdieu me paraît hasardeux et tenant plus d'une idée reçue que d'une réalité sociale. Même constat de cet hétérogénéité en République Tchèque.
Merci à Chemtov pour le lien, et le bon titre. Le titre que j'indique en introduction provient du titre de l'intervention de Bernard à l'ENS lors d'une journée d'études pluridisciplinaires ayant pout thème le jeu d'échecs.
Bourdieu et Bernard ne parlent pas de la même population : Bourdieu s'intéresse à la pratique sociale, donc, grosso modo aux joueurs de clubs, Bernard aux joueurs les plus aboutis.
@ Jluc74, qu'attends-tu d'un titre de thèse ?
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C'est vrai que ce titre fait un peu sourire.
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Il s'agit d'être précis.
Raisons pratiques est un recueil d'articles de synthèse sur différents sujets. Pas un travail de terrain. Lui reprocher de ne pas donner d'explications en détails de tous les points mentionnés au détour d'un schéma est hors sujet.
Pour en savoir plus, aucun mystère: il faudra consulter l'enquête menée par Bourdieu sur le jugement de goût, La Distinction.
Tout d'abord, ce travail date des années 70. Des choses peuvent avoir changé.
Mais surtout, attention à ne pas prendre le problème à l'envers. On ne trouvera pas chez Bourdieu une sociologie des joueurs d'échecs (ou, pour prendre les autres domaines cités, des clubs de bridge, des associations d'amateurs de whisky, ou des pêcheurs). Je n'ai pas le livre sous la main, mais disons qu'il se "contente" d'étudier les goûts culturels, au sens large, selon les différents milieux sociaux.
Quand un professeur d'université, un médecin ou un avocat déclare apprécier le jeu d'échecs, cela peut correspondre à des pratiques extrêmement variées. Par exemple, la simple possession d'un "bel échiquier en bois" bien en vue dans le salon, sans y jouer régulièrement, a tout à fait sa place dans cette étude.
En fait, si on ne s'en tenait qu'aux joueurs de club, les échecs n'apparaîtraient probablement pas dans ce schéma.
Les interprétations et théories développées par Bourdieu peuvent parfois être discutables, mais là, pas grand chose à redire. C'est juste le résultat d'un boulot de terrain. Prenons garde à ne pas accuser un chercheur de s'en tenir à une idée reçue en n'ayant lu qu'un article, et pas le détails de ses travaux.
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Société des années 70. Et peut-être aussi société française ? Non ? ( Je ne sais pas. Je pose la question )
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Oui, société française... même si Bourdieu semble vouloir extrapoler à d'autres pays.
(Je me demande même si le texte mentionné par Ducouloir ne provient pas d'une conférence donnée au Japon, où il laisse entendre que ce schéma de répartition des goûts, à quelques détails près, pourrait fonctionner au Japon comme en France. Je parle de mémoire, peut-être que je me trompe)
Deux recensions pour en savoir plus sur les thèses défendues dans la Distinction:
http://madagascar-interculturel.e-monsite.com/medias/files/bourdieu-critique-sociale-du-jugement.pdf
http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1980_num_21_3_5027
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Exact Toluap, Bourdieu extrapole ses "données" au Japon, à propos de l'opposition patrons/professeurs par exemple : "et sans doute au Japon autant qu'en France - il faudrait vérifier".
Ou plus tôt, avec plus de prudence, susceptible de permettre de réfléchir à partir d'un modèle, la France, sur des modèles voisins (USA, Japon, Allemagne) : "Je pense au contraire qu’en présentant le modèle de l’espace social et de l’espace symbolique que j’ai construit à propos du cas particulier de la France, je ne cesserai pas de vous parler du Japon (comme, parlant ailleurs, je parlerais des États-Unis ou de l’Allemagne)."
Ou : "L’espace social est construit de telle manière que les agents ou les groupes y sont distribués en fonction de leur position dans les distributions statistiques selon les deux principes de différenciation qui, dans les sociétés les plus avancées, comme les États-Unis, le Japon ou la France, sont sans nul doute les plus efficients, le capital économique et le capital culturel."
Sinon, Toluap, contradiction entre le début de ton premier post, à propos de Raisons pratiques ("pas un travail de terrain") et sa fin : ("c'est juste le résultat d'un boulot de terrain").
Quand à l'obligation pour le lecteur d'imaginer l'échantillon de joueurs d'échecs qui valide la classification de Bourdieau, mouais. Son lecteur-type ne connaît pas forcément le milieu des échecs. Il en ressortira avec l'idée complètement fausse que le joueur d'échecs est un type de centre-droit plutôt surdiplômé.
Souvenirs d'un Paris Match des années 80 où Charlton Heston et son fils posaient fièrement, séparés l'un de l'autre par un échiquier en marbre. La position était abracadabrante, l'échiquier impropre au jeu et la case noire en bas à droite... Autre exemple, Bill Gates ou Boris Becker qui sont des brêles. Donc, oui, ça c'est de la distinction mais pas du joueur d'échecs. Bref, Bourdieu carbure aux clichés.
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Ce qui me permet de rectifier ce que j'ai écrit plus haut : "Bourdieu et Bernard ne parlent pas de la même population : Bourdieu s'intéresse à la pratique sociale, donc, grosso modo aux joueurs de clubs, Bernard aux joueurs les plus aboutis."
Bourdieu ne s'intéresse pas à la pratique sociale du jeu d'échecs (ça serait pourtant le boulot d'un sociologue) mais bien à l'usage social du jeu d'échecs comme élément de distinction (ce qui n'a rien à voir et ne concerne qu'un "usage" superficiel, symbolique des échecs) : quel intérêt ?
Il y a une marge, en terme de distinction, entre la possession, parmi divers objets de décoration, d'un échiquier et d'arborer trois jours sur quatre un tee-shirt "Johnny".
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Je réponds à l'appel de Chemtov ;)
En vrac...
@Toluap, Bourdieu parle des échecs et du bridge aussi dans La Distinction, qui est la synthèse d'un très gros travail de terrain (questionnaires, entretiens...), mais il ne les évoque qu'en note de bas de page.
Il y a des élèves de Bourdieu qui ont mené des enquêtes très poussées sur les pratiques sportives, et là il y a des choses très nettes qui ressortent. De mémoire et en schématisant: boxe + haltérophilie = sports populaires (le corps comme outil); tennis + golf = sports de riches (capital économique mais aussi social: on se montre et on se fait des relations au golf + utilisation d'un instrument); sports d'endurance = pratiques des classes moyennes cultivées (enseignants...). Mais bien sûr il y a des ouvriers qui jouent au golf (pas beaucoup) et un premier ministre issu des classes supérieures (pléonasme?) qui pratique la boxe.
Ce sont évidemment des généralisations, c'est le propre de la sociologie "explicative", qui cherche des tendances statistiques mais laisse de côté les marges des tableaux croisés (c'est la critique qu'a formulée Lahire, avec quelques autres, dans les années 1990) et les parcours de vie spécifiques, les rencontres, etc. (critique qui vient plutôt de la sociologie "compréhensive").
Cela dit, l'idée de départ, le lien "capital culturel"/échecs, me semble un peu plus qu'une hypothèse.
@Cornetto Le fait qu'il y ait des pratiquants issus de milieux populaires ne change rien, puisque justement on ne parle pas de "capital économique". Avec des milliers d'exceptions, les joueurs et joueuses d'échecs, de manière générale, ont un rapport plutôt positif à la "culture cultivée", et tout simplement au fait d'utiliser son cerveau pour des tâches sophistiquées, ce qui est déjà très discriminant socialement (il n'y a qu'à penser aux réactions de la majorité des gens quand on dit qu'on joue aux échecs...).
Quant aux villes populaires, pas besoin de chercher très loin: ce sont pour beaucoup des bastions communistes historiques, d'où l'importance des échecs.
Et concernant le bridge, le lien avec le capital économique est très clair, et de plus en plus quand on descend dans la hiérarchie sportive (parmi les quelques pros, les origines sociales sont un peu plus variées, mais le gros des troupes de la FFB est constitué de femmes au foyer de la grande bourgeoisie et des classes moyennes supérieures, qui jouent en prenant le thé et ne comprennent pas grand-chose aux enchères).
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Merci pour ces éclairages Paulette !
Toutefois je ne suis pas sût d'avoir compris ton paragraphe où tu indiques que les joueurs d'échecs ont un rapport plutôt positif "[...] au fait d'utiliser son cerveau pour des tâches sophistiquées,ce qui est déjà très discriminant socialement (il n'y a qu'à penser aux réactions de la majorité des gens quand on dit qu'on joue aux échecs...)".
Est-ce que tu veux dire qu'utiliser son cerveau pour des tâches sophistiquées n'est pas une activité valorisée dans tous les milieux ou que ces tâches sophistiquées excluent de fait une partie des gens ?
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@Cornetto Ta première proposition bien sûr ;)
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défense de Pierre Bourdieu
Je ne me souviens plus suffisamment de "Raisons Pratiques" mais j'ai tjrs à la maison La Distinction (éd 1979 réimpression 2010) où précisément -page 240 et note 33 il traite du jeu d'échecs et surtout de bridge.
D'abord l'analyse en composantes principales (qui nécessite une masse énorme de données et un traitement mathématique difficile avant le PC) est écrasée sur une page en 2 dimensions. Un peu comme l'Afrique immense sur le globe terrestre est sous dimensionnée sur une carte rectangulaire, et inversement qd on se rapproche des pôles.
Aujourd'hui par ex où se situeraient les électeurs de Trump ds une représentation de ce type?
Tout ça pr dire que paix à l'âme de Bourdieu, qui a tjrs été loin de la pensée magique. Des gens "de droite", mais pas seulemnt, ont travesti sa pensée en toute mauvaise foi ou par incapacité de la comprendre ou de l'admettre.
Mais ce n'est pas une raison pour insulter sa mémoire sur France-Echecs.
Pour moi une belle défense de son oeuvre est le texte de Annie Ernault ds Le Monde au lendemain de son décès, et je n'ai rien à y rajouter.
Maintenant comment peut-on comprendre "l'introduction du jeu d'échecs" ds le capital culturel, tout en sachant que les données évoluent ds l'histoire? Je pense que pr PB il s'agit de la simple connaissance des échecs, de ses règles, d'une pratique occasionnelle, qui n'offre que très peu d'opportunité d'augmenter son capital social. Mais cette connaissance va de pair avec un capital culturel relativement élevé, en clair ds les générations qu'étudie PB l'accès à l'enseignement secondaire, des valeurs culturelles et des loisirs en dehors du milieu familial pour une grande partie de la population.
Parenthèse: ds sa note citée, il distingue à cet égard fort bien les échecs du bridge, sans tomber ds la caricature.
Maintenant, pr faire de la socio compréhensive perso:
je n'aurais jamais connu le jeu d'échecs (ni le bridge) si ds les années 60 je n'avais dû être interne ds un lycée d’une grande ville bourgeoise. Et je fais partie des 5% des garçons de mon village qui ont suivi ce chemin. Par contre quand j'ai animé un club d'échecs ds la lycée où j'enseignais, j'avais bien sûr des élèves de tous les milieux.
Bien sûr, des conditions particulières peuvent changer l'histoire: le cas des municipalités communistes, mais pas que, et pr citer un cas que Chemtov et sa famille connaissent bien, le collège de Lattes et les lycées qui suivent ont permis une grande pratique du jeu d'échecs, très circonscrite géographiquement.
Donc il existe des causes multiples aux pratiques culturelles différenciées, mais les données politiques, sociales et économiques sont essentielles.
Tout ça pour ça!
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